Tuesday, June 06, 2006

Au Shanxi, «Zorro» délivre les femmes vendues

Libération : Au Shanxi, «Zorro» délivre les femmes vendues: "Chine
Au Shanxi, «Zorro» délivre les femmes vendues

Hibiscus a été achetée à 18 ans 350 euros par un paysan. Treize ans plus tard, elle appelle au secours et Zhu Wenguang, détective, part à sa recherche.

par Philippe GRANGEREAU
mardi 30 mai 2006

Taiyuan (province du Shanxi) envoyé spécial


L'opération s'annonce délicate», soupire le détective Zhu Wenguang en jetant sur le lit de sa chambre d'hôtel la photo d'un couple qu'il extrait d'un dossier contenu dans une enveloppe kraft. L'image a été prise dans un studio de photographe bon marché : l'homme, âgé d'une trentaine d'années, agrippe le blouson en jean de la jeune femme à ses côtés. Celle-ci est légèrement inclinée vers lui, le regard mélancolique. Elle s'appelle Hibiscus. «Nous allons tenter de sauver cette jeune femme, mais les obstacles sont nombreux», poursuit le détective privé en s'adressant à Huang, un cousin d'Hibiscus, qui vient de débarqer du train en provenance du Sichuan.

Voilà les faits. Hibiscus a été enlevée et vendue à un paysan du Shanxi en mai 1993, à l'âge de 18 ans, pour la somme de 3 700 yuans (350 euros). Elle a été cédée en août de la même année à Dong, un autre paysan de la région. Le couple a, depuis, donné naissance à une fille, aujourd'hui âgée de 12 ans. «En général, ponctue Zhu en se tournant vers nous, les femmes vendues sont tout d'abord séquestrées dans une pièce de la maison. Les mois passant, les captives tombent enceintes, et beaucoup se résignent à rester avec leur "mari", car elles ne peuvent guère espérer fuir avec l'enfant auquel elles finissent par s'attacher ; et, même si elles le pouvaient, elles ne veulent pas risquer l'opprobre de leur propre famille qui considérerait qu'elles ont été déshonorées.» C'est le cas d'Hibiscus, qui, depuis sa vente voilà douze ans, a par trois fois volontairement rendu visite à sa famille dans son village du Sichuan, en compagnie de son compagnon forcé et de leur fille. Et ce n'est que récemment qu'elle a confié sa situation à sa mère, qui la croyait mariée. Choquée, celle-ci l'a néanmoins encouragée à rester avec son acquéreur «pour sauver la face», en dépit des violences qu'il lui faisait subir.

Mais, en avril dernier, Hibiscus envoie une lettre désespérée à ses parents. Elle y raconte les coups de tuyau dans les reins, les coups de couteau dans les jambes, et relate sa tentative de suicide. «Je n'en peux plus», écrit-elle. Fort dépourvue, sa famille vit en cultivant quelques arpents de terre. Pour sauver Hibiscus, ils s'adressent à Zhu, qui habite dans le même district qu'eux.

Le détective, un ex-vigile, est célèbre dans tout le Sichuan pour avoir sauvé plus d'une centaine de femmes vendues depuis 1992. Le canton de Zhongjiang, campagne pauvre de son Sichuan natal, a été le théâtre de nombreux rapts dans les années 90. Emu par le cas d'une première captive qu'il est parvenu à rapatrier, scandalisé par l'indifférence de la police pour ce genre d'affaires, Zhu s'est ensuite senti investi d'une mission. Entre 10 000 et 50 000 femmes seraient ainsi vendues chaque année en Chine. Pour accomplir ses épuisantes recherches, Zhu n'exige que le remboursement de ses frais de transport et de logement, car toutes les familles victimes sont des ruraux désargentés. Les risques ne l'effraient pas. «Une fois sur trois, confie Zhu, je me fais allégrement molester par les propriétaires de femmes et leur entourage. Dans ces villages pauvres et isolés, les gens sont solidaires. Aucune femme ne veut épouser ces paysans sans un sou vaillant, qui ne pensent pas à mal en achetant une femme aux ravisseurs qui les leur proposent. Pour se la payer, ils empruntent autour d'eux. Après, ils sont déterminés à ne plus laisser repartir celles qu'ils considèrent comme leur bien. La plupart du temps, il s'agit de Sichuanaises vendues à des hommes du Shanxi.» La bravoure de ce détective autodidacte de 44 ans, qui passe sa vie à ferrailler avec son code civil et ses dossiers contre l'indifférence policière d'un coin à l'autre de la Chine, lui a valu dans la presse chinoise le surnom de «Zuo-Luo» (Zorro) ­ le feuilleton de la télévision française dans les années 60, devenu populaire en Chine lors de sa diffusion dans les années 90.

Sa «chose de l'intérieur»

Ce n'est pas par euphémisme que le détective parle d'une «situation délicate». Le 21 avril, accompagné de trois policiers du district qu'il avait convaincu d'agir, Zhu s'est rendu avec la mère et le cousin d'Hibiscus dans le village d'un millier d'habitants où est détenue la captive. Mais Dong, le «mari», sans doute mis au fait de leur venue par les flics du coin, avait caché sa «wuli» ­ sa «chose de l'intérieur», comme on dit dans les campagnes pour désigner l'épouse. Le lendemain, sans avertir le détective, le cousin et la mère d'Hibiscus y retournent et débusquent tout le monde. Ils voient Hibiscus, que son mari tient en joue avec un tournevis. Elle a le corps couvert de cicatrices. Battue par Dong en mars dernier après qu'elle a tenté de s'enfuir, elle a du mal à se tenir debout. «Je voulais tenter de raisonner Dong», explique le cousin, assis sur le rebord du lit, en laissant cours à cette manie qu'ont les Sichuanais de relever leurs jambes de pantalon jusqu'aux genoux. «Mais ça a fini par tourner au vinaigre. Lui et plusieurs autres de ses frères et cousins ont brandi des couteaux, et Dong a exigé 30 000 yuans [2900 euros] pour libérer Hibiscus. Il a fini par nous chasser sous la menace en gardant la mère d'Hibiscus en otage. Voilà la situation.» «Très compliqué, très compliqué, commente Zhu. Il y a désormais deux personnes à sauver, Hibiscus et sa mère.»

«La sauver de force, la nuit»

Plus de deux semaines plus tard, le 9 mai, la situation n'a pas bougé. Le détective oscille entre la manière forte et la douce. Il décide de tenter la seconde, qui consiste à tester la voie officielle. N'étant pas policier, il se doit de requérir la coopération de la force publique. Mais, comme les autorités locales sont réticentes, il lui faut convaincre l'échelon supérieur de donner un ordre ferme au commissariat. «Heureusement, j'ai un bon ami, un chef de la police antiémeute de la province, lâche Zhu. Si ça ne marche pas, j'irai avec son cousin Huang la sauver de force, la nuit.» Le lendemain, Zhu se rend donc au bureau de la police de Taiyuan, capitale du Shanxi. Nous l'attendons à l'extérieur de l'immeuble vert pâle d'une vingtaine d'étages. Sur le fronton luisent des slogans en caractères blancs sur fond pourpre : «Renforçons la position dirigeante du parti, protégeons l'ordre, garantissons la tranquillité et le bonheur du peuple... Soyons énergiques et justes.» Zhu ressort avec une «lettre d'introduction» tamponnée de sceaux rouges. Le sauf-conduit l'autorise, en théorie, à requérir la coopération des policiers locaux. Sur place, le responsable est absent et injoignable. «Il faut respecter la loi !» somme Zhu, excédé. Echec du plan A, avec recours aux autorités publiques. «Dong risque de tuer Hibiscus, il faut agir !» Il opte donc pour la méthode forte. «Ça va être assez spécial», bougonne Zhu, qui a en tête un stratagème. Coup de fil chez Dong. Par chance, Hibiscus répond, et se concerte avec le détective. L'opération a lieu en fin de soirée. «Zorro» et le cousin Huang planquent dans une voiture banalisée, entre la ferme des Dong et un salon de coiffure miteux, situé à 500 mètres. Dong sort comme prévu avec Hibiscus et sa mère, qui a demandé à aller se faire une mise en plis. Lorsque le trio passe à moto devant la voiture, les occupants s'aplatissent. Dans le salon, Hibiscus prétexte un mal au ventre et sort. Zhu démarre, l'embarque et file... avec Dong à ses trousses sur sa moto. Direction Taiyuan. Sur l'autoroute, Zhu sème une voiture de poursuivants, dans laquelle se trouvent quatre complices du «mari» rameutés pour les prendre en chasse.

Captive, mais l'honneur sauf

A 22 heures, dans la chambre d'un petit hôtel de Taiyuan, Hibiscus est désormais en lieu sûr. Joli minois, regard aux abois. Sous son oeil gauche, une ecchymose, un coup de tournevis asséné par Dong. Ses mains, rouges et enflées, témoignent de son labeur quotidien. Affranchie, elle raconte sa pitoyable existence. En 1992, c'est un ami d'enfance qui l'a enlevée. Il lui avait proposé un travail dans le Guangdong, mais, arrivé à la gare, il lui fait avaler des somnifères. A demi inconsciente, elle est transportée en train par des complices qui la prétendent malade. Son premier propriétaire la bat. Elle est soulagée d'être revendue à Dong qui, au début, la traite bien. «Je n'ai pas tenté de fuir à l'époque, car j'avais peur par-dessus tout d'être capturée et revendue à quelqu'un de pire. Et puis, c'est difficile : tous les voisins sont de mèche, ainsi que la police. Ils ne vous quittent pas d'une semelle.» Dans son village d'infortune vivent trois autres femmes achetées. «L'une était du Hunan, une autre du Guizhou et une troisième du Yunnan. Toutes ont fini par s'enfuir, en laissant leur enfant derrière elles. Il n'y a que moi qui suis restée, à cause de la petite», sanglote Hibiscus, qui a volontairement effectué des petits boulots à plusieurs dizaines de kilomètres de chez elle, pour ramener de l'argent à Dong. «Je ne suis qu'une fille de la campagne, niveau école primaire, que pouvais-je espérer d'autre ?» En restant sa «chose», elle perdait sa liberté, mais aux yeux d'autrui, et donc aux siens, son honneur demeurait sauf. Hibiscus s'effondre. «Mais pourquoi c'est arrivé à moi ?» Se redresse : «Et puis non, je veux revoir ma fille ! J'ai tant de fois renoncé à haïr son père pour rester auprès d'elle, je pourrais le faire une fois de plus !»

Zhu l'interrompt, brutal. «J'espère que tu ne songes pas à retourner cohabiter avec ce type qui te traite comme un animal ! Ta fille, tu la récupéreras en assignant Dong en justice... Pour l'heure, il importe de sauver ta mère», enchaîne Zhu. Le détective a une idée. Certes les flics locaux sont de connivence avec Dong ; mais, si on les impressionne, l'homme prendra peur... Le lendemain, Zhu brandit sous leur nez la lettre d'introduction des hautes autorités de Taiyuan. La ruse fonctionne. Le 13 mai, Dong fuit avec l'enfant, mais laisse seule la mère d'Hibiscus, que les coups n'ont pas épargnée. Quelques heures plus tard, elle est dans le train pour le Sichuan, avec Hibiscus et le cousin Huang. Pour le détective, l'affaire est désormais classée. Encore sonnée, Hibiscus hésite, elle, sur les moyens de récupérer sa fille.

Zhu caresse en souriant le chapelet qu'il porte au poignet. «Je crois dans le karma bouddhiste. Les bonnes actions accomplies dans ce monde seront récompensées dans l'autre.» Le chapelet, précise-t-il, «m'a été donné en 2004 par une captive du Hebei que j'ai sauvée. L'affaire était beaucoup plus délicate encore...»

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